Géopolitique - Turquie, soyons plus réalistes
En France, nous avons tendance à regarder la Turquie comme un pays ennemi, une dictature qui asservirait la minorité kurde. La situation est pourtant différente et digne d’interêt.
Balayons déjà le problème de la dictature puisque le pays est bien “une démocratie” (si l’on considère que nous en sommes aussi une, sa constitution étant très inspirée de ce que l’on a connu en France (a)) avec un multipartisme et même la laïcité, même si ces dernières années on a vu une remise en cause de cela. On peut qualifier la Turquie d’état autoritaire, son classement de la liberté de la presse étant bas (comme le Mexique, par exemple), surtout depuis les déclarations d’Erdogan au sujet des réseaux sociaux. Mais lors des dernières élections, c’est bien un parti pro-kurde qui est entré au parlement, rappelant ainsi que les kurdes représentent 20% du Pays. Petit détail à rappeler : La Turquie n’est absolument pas un pays arabe et sa langue est dans la catégorie des langues altaïques (cf la répartition ci dessous).
La Turquie a une situation géostratégique à la fois privilégiée et complexe. Elle se situe au carrefour de l’Europe, la Russie, l’Iran et du monde Arabe. Commercialement, c’est un avantage mais au niveau géopolitique, elle s’est trouvée tiraillée entre ces différents pôles. Le président Erdogan n’a jamais caché sa volonté de remettre son pays dans une position de leadership régional. Aussi la Turquie a-t-elle pris quelques distances dans son partenariat avec les Etats-Unis, issu de la Guerre Froide, s’est-elle positionnée en opposition au régime Syrien, autre rival régional. Mais elle n’a pas pris de position claire contre l’Iran avec lequel elle a continué de commercer pendant l’embargo. Erdogan a pris une position ferme contre Israel, histoire aussi de rallier le monde arabe à sa cause. Mais le pays ottoman a aussi des relations avec la Russie qui fournit beaucoup de touristes et d’investisseurs. Erdogan n’a pas souhaiter s’impliquer dans un camp ou l’autre après la crise ukrainienne. La Turquie a juste laissé passer les bateaux américains mais s’est montrée discrète sur le sujet, pensant aussi à son approvisionnement en gaz russe. On le voit donc, la position est bien plus complexe à gérer que nombre de pays dans le monde.
Le problème kurde est aussi à regarder avec recul. Pour un Français, il faudrait comparer cela avec les basques. La plupart des basques, autant espagnols que français, restent parfaitement intégrés dans le système démocratique de leur pays. Mais il reste une frange de cette population qui utilise le terrorisme pour réclamer l’indépendance. Il faut dire qu’en France, la pratique du Basque a aussi été mal vue, sinon interdite à certaines époques. Ce n’est que très récemment que son enseignement a repris. En Turquie, le Kurde est interdit, et juste tolérée en cours du soir mais non enseigné dans des établissements scolaires. On peut aussi comparer cela à la situation insurectionnelle de l’Irlande du Nord, la religion en moins. Le PKK, considéré par l’Europe comme un mouvement terroriste, a donc perpetré des attentats et bombardements, voir des tortures depuis les années 80. L’état turc a aussi perpetré des actions violentes auparavant pour unifier (dès le régime Kemaliste) et faire taire les volontés d’indépendance des kurdes, répartis sur 4 pays. Contrairement au problème basque, la Turquie n’a reçu aucun soutien de ses voisins concernés par le problème. Coté Irakien, le régime de Saddam Hussein a massacré les kurdes avec des armes chimiques. Coté Iranien, la langue kurde est acceptée mais l’armée garde sous surveillance ces territoires sensibles. Coté Syrien, les Kurdes ont été aussi parmi la rébellion au régime Baassiste, la nationalité étant refusée à une partie de cette population. Si l’on regarde le traitement que nous avons eu en France vis à vis de mouvements indépendantistes (Corses, Basques, Néo-calédoniens, … et avant les Bretons), la politique turque n’est pas forcément pire que ce que nous avons fait. Elle reste dans une ligne autoritaire visant à préserver l’unité du pays et la sécurité des populations. Il faut se poser la question : Comment prendrait-on les choses si un pays tiers envoyait des armes aux terroristes corses ou basques pour lutter contre un autre groupe rebelle ?
Reste un autre problème politique : Le génocide arménien, qui a eu lieu avant l’arrivée de Kemal Ataturk au pouvoir. Lorsque Kemal a pris le pouvoir et a du unifié le pays, il s’est aussi appuyé sur les militaires dont il faisait partie, dont beaucoup d’officiers avaient aussi participé à ce massacre de plus d’un million de personnes. Bien qu’à l’époque la Turquie soit en guerre au coté de l’Allemagne face à la Russie, cela n’excuse en rien la déportation et l’organisation de cette épuration ethnique (vengeance par rapport aux désertions et au soutien des rebelles arméniens aux troupes russes qui remportaient victoires sur victoires). Mais comme dans beaucoup de sortie de guerre civile, réunifier un pays ne peut se faire sans des concessions à des dignitaires de l’ancien régime. Le Pays de Mustafa Kemal a été démantelé après la première guerre mondiale lors du traité de Sèvres. Après des années de guerre, il a la volonté de pacifier la situation, de faire taire les oppositions. La négation du problème arménien s’est trouvée de faite comme institutionalisée, au même titre qu’en France nous avons longtemps nié le génocide breton, les tortures en Algérie, l’esclavage, etc… Aujourd’hui pourtant, la population turque est plus consciente des périodes sombres de son histoire et c’est plus pour protéger la figure de Kemal et ses alliés que le régime refuse de reconnaître ce génocide. Erdogan se voyant comme un héritier de cette figure héroique pour remettre son pays dans le concert international, il n’est pas étonnant de le voir camper ainsi sur ses positions.
Mais aujourd’hui, on reproche le double jeu de la Turquie face à l’EI (l’organisation Etat islamique). C’est plutôt hypocrite de notre part puisque nous même avons eu des positions très fluctuantes dans le moyen orient. Si l’on regarde simplement les Etats-Unis, on voit que l’EI n’est qu’une résurgeance d’un financement de groupes d’opposition en Afghanistan, en Irak, voir en Syrie avant la volte face récente de l’establishment US. Des financements et armes sont parvenues pour contrer aussi des groupes soutenus par l’Iran. Sans même parlé des armes presque données par les américains à des déserteurs en puissance qui les laissèrent à l’EI. Les déçus du régime fantoche irakien, les dignitaires de l’ancien régime, les minorités opprimées ou brutalisées par des mercenaires et soldats US, etc….tous ont permis de créer les conditions idéales pour l’établissement de cet état terroriste. Si le pétrole a transité clandestinement en Turquie, il n’était pas qu’à destination de ce pays, qui n’était pas la seule zone de transit. Mais il est vrai que la Turquie a vu d’un bon oeil la montée de ces groupes terroristes face d’une part à son voisin syrien et d’autre part aux kurdes. Finalement, la Turquie n’a pas fait autre chose que ce que nous avons fait durant des années en Afrique francophone à monter les ethnies les unes contre les autres, à soutenir par l’argent et les armes des groupes rebelles plus favorables à nos intérêts (soit donc faire nous même du terrorisme). C’est encore le cas aujourd’hui en Afrique centrale et de l’ouest malgré les beaux discours.
On s’apperçoit, en regardant la réalité, que la Turquie moderne ressemble beaucoup à ce que nous sommes, nous européens ou occidentaux. Si les choix faits au cours de l’histoire contemporaine sont criticables, ils ne sont finalement ni pire ni meilleurs que ceux que nous avons fait. Et se voir dans un miroir ne fait pas plaisir ! La situation géostratégique de ce pays est beaucoup plus complexe à gérer que ce que nous avons à faire avec nos propres voisins. Aussi, sommes nous très mal placés pour donner des leçons de gouvernance, aujourd’hui, avec notre lourd passif dans les conflits du monde et rejeter ainsi un allié de poids dans la région. la Turquie, même si elle aspire à retrouver sa grandeur, est une chance pour l’Europe. Le rejet d’un pays dans son entier ne ferait que conforter la vision nationaliste d’Erdogan, voir de son aile droite, alors que la société civile turque est bien loin de cela.
(a) depuis cet article, la constitution a profondément évolué vers de l’autoritarisme présidentiel.