Réflexion - Mémoire courte
Je me suis surpris à avoir la mémoire courte. Je lisais un article du Monde diplomatique de ce mois-ci, signé Juan Branco, sur WikiLeaks. Et cela m’a rappelé des faits passés, tout comme j’oublie parfois ce que je m’étais promis dans le passé, ce que je ne voulais pas devenir…
Je n’avais pas forcément pris la mesure de l’arrestation de Julian Assange, regardant plus l’homme que l’œuvre. L’homme n’est pas un saint ou même un exemple dans le relationnel, la gestion d’entreprise. Mais ce qu’il a contribué à faire par son action, a changé beaucoup de choses dans le monde. On peut penser que le pli est pris, que l’investigation a pris une autre tournure en permettant de dévoiler les pires saloperies humaines, les mensonges, etc… Mais rien n’est jamais acquis dans ce monde, pourtant, surtout pas la paix ( ni même l’IVG, j’y reviendrais dans quelques semaines ). L’histoire de ce Hacker qui, avec quelques autres, met en place cette plateforme de lancement d’alerte, rappelle d’où nous venons. Passons outre l’égocentrisme du personnage pour se rappeler des mensonges de la guerre en Irak qui a déstabilisé durablement le monde au 20ème et début du 21ème siècle. Nous avons eu de nombreuses révélations sur ce qu’échangent les services secrets, les armées, mais aussi les politiques, les partis, les entreprises, les banques. Cela a pu aller dans l’excès, dans la manipulation aussi et a permis de dire qu’il faut des spécialistes, du recul, du temps, dans un monde qui veut tout tout de suite. Mais il y a eu aussi tant de manipulations de la vérité sur les conséquences des Wikileaks. Cela a redéfini aussi le journalisme quand on pense que le data-journalism peut se faire dans un bureau, ou quand on pense qu’un éditorialiste est un journaliste. Notre relation l’information a changé depuis ces révélations. Mais nous avions oublier l’importance d’être informé.
Tout est parti d’une vidéo qui montrait une “frappe chirurgicale”, des enfants et des journalistes de Reuters qui meurent instantanément par le biais d’un drone d’attaque dirigé par des soldats à des milliers de kilomètres. Il y avait les rires, le cynisme de la situation, **les images comme toute mesure de la réalité **de la situation, comme nous, téléspectateurs des conflits. Nous sommes ainsi à pouvoir tout voir, tout le temps, sans le recul, sans se dire que derrière ces images, il y a des hommes, des femmes, des enfants comme nous, le plus souvent innocents et dépassés par des puissances naturelles, économiques, militaires. Nous étions parfois comme eux, nous pourrions l’être à nouveau. Notre mémoire est courte car nous avons oublié très souvent nos idéaux et notre passé. Certainement qu’Assange l’avait aussi un peu oublié en pensant à faire de la “pub” à son site, à lui même, sans parfois bien réfléchir aux conséquences positives et négatives du contenu. Il a du oublier parfois l’idée première de Wikileaks, son utopie. Mais j’avais moi aussi oublié l’importance de tous ces actes, de tous nos actes.
“Julian Assange photos for POP magazine” by Francesco Nenna is licensed under CC BY-NC-ND 4.0
Au delà de ce cas, cela m’a ramené à des idéaux d’enfance, à ma vision naïve du monde et j’ai décrit par ailleurs ce que j’avais pu ressentir dans cette période chahutée, une partie de mon évolution vers l’âge adulte. Les enfants veulent être pompier, cosmonaute, infirmier/ère, docteur, etc… Mais la réalité des études ramène aussi à d’autres rêves, autant que la pression sociale, parentale. J’en discutais avec ma dentiste qui parlait d’une vocation née avec son propre dentiste et qui l’a guidée vers cette spécialisation alors qu’elle aurait pu aspirer à de la chirurgie, dans un cursus de médecine plus classique. Elle est restée fidèle à son rêve, sans chercher gloire, fortune, mais plutôt la manière dont pratiquait son “mentor”. J’ai la chance d’avoir finalement réussi à intégrer un de mes rêves de jeunesse, même si tout n’est pas conforme à ce que j’imaginais. Beaucoup d’autres n’ont pas cette chance mais je me souviens aussi de tout ce que j’imaginais pour avenir, ne sachant surtout pas quel métier mettre en face, donc quelles études.
Je viens de là…
Je repense assez souvent à mes camarades de maternelle et primaire et à ce qu’ils sont devenus, pour ceux dont j’ai gardé la trace. Il y a ceux dont les parents étaient dans la banque et qui ont fait une carrière en commerce et finance internationale. Il y a ceux qui travaillaient dans l’énergie et qui ont terminé dans le nucléaire… en sous-traitance. Et puis il y en a beaucoup d’autres qui n’ont pas suivi la voie rêvée, ou sinon celle du statut rêvé par les parents : Avocats, médecins, ingénieurs (si ça a encore un sens…) ou docteurs en chimie, au chômage. L’idéologie politique est une autre chose, tout comme ce que l’on fait dans sa vie, avec les autres humains, dans son couple, etc… Il y avait les discours de jeunesse, les luttes auxquelles nous participions parfois, et puis ce que la vie a fait de nous en vieillissant. Je ne parle même pas des “accidents”, des mauvaises rencontres…
On cite souvent l’exemple de ces affreux soixante-huitards révolutionnaires maoistes ou trotskistes qui sont devenus d’affreux capitalistes, des politiciens sans foi ni loi, etc… 68 était un marqueur pour une génération comme pour moi ce fut Malik Oussekine, le Mur de Berlin, et quelques évènements des années 70-80. J’ai du mal à oublier ces évènements, comme j’ai du mal à oublier d’où je viens et l’histoire familiale, la réussite relative pendant les 30 glorieuses qui font quitter le milieu ouvrier. Et pourtant, je vois que mes parents ont du mal avec ceux qui remettent en cause le système actuel, pensant plus à leur propre personne, à leurs acquis, leur confort qu’en globalité. J’ai déjà parlé avec eux de ce qu’ils faisaient en 68 de leur côté et je comprends leur manque de politisation de l’époque, par rapport à ce qu’il y a eu avant. La société a aussi poussé à cet individualisme, à penser à soi plutôt qu’aux autres, même en étant fonctionnaire. Et pourtant j’ai eu mon libre arbitre à ne pas forcément tout reproduire de ce qu’ils avaient fait.
Si je ne suis pas toujours fier de ce que j’ai fait, de mes excès de jeunesse, j’ai quand même essayé de ne pas trop me renier. Ma femme a plutôt fait un chemin inverse, découvrant que la vie n’était pas une chemin pavé de bonnes intentions, qu’elle ne pardonne rien, aucune faiblesse. L’éducation religieuse ou dans un quartier très bourgeois ne laisse pas que des bons souvenirs. Mais je reste persuadé que malgré l’environnement, il y a chez chacun une propension plus ou moins grande à la nostalgie et la mélancolie. Cet état mélancolique nous fait plus volontiers repenser à notre jeunesse, nos idéaux, que chez celui qui n’en a que rarement. Parfois ça nous rattrape, sans prévenir, avec l’incompréhension des proches. J’ai du mal à oublier ma jeunesse, les cités HLM et pavillonnaires autour, la mixité, la misère humaine rencontrée ça et là, la mixité sociale entrevue plus tard sous les drapeaux. J’ai du mal à avoir le même état d’esprit qu’un camarade de régiment devenu député UMP, par exemple, connaissant son parcours, ce qu’il a vu, mais je connais aussi ce qu’il a fait ensuite, ce qui a forgé ce qu’il est. J’en ai connu aussi d’autres dont la mémoire ne dépassait pas 2 ans, oubliant ceux qui les ont aider un temps, lorsqu’ils ont atteint eux, le sommet voulu. Mais je n’ai aucun ressentiment sur ces personnes, juste une vision de la nature humaine qui me fait aimer… les animaux. (on me répondra que nous en sommes aussi).
A l’heure des élections européennes, j’ai du mal à aller dans cette vision manichéenne qu’on nous impose à tout crin. J’ai déjà parlé de ma manière d’être européen, qui ne va décidément dans aucune case. Elle est le fruit de la mémoire, justement, de voyages, de rencontres dans des pays voisins : Belges, Italiens, Allemands (est et ouest), Espagnols, …. Aujourd’hui, j’ai perdu espoir à voir chacun tirer dans son sens, à voir la mémoire des conflits passés disparaître, à entendre des paroles de la part de supposés modérés, qui ressemblent étrangement à la fin des années 30, au régime de Vichy, à ces idéologies nationalistes, religieuses extrémistes, xénophobes qui avaient court. Ils disent les combattre, ils s’en nourissent. On ne défend plus des idéaux mais des richesses, des capitaux, par la force. Tenez, l’Iran qui cristallise beaucoup de ressentiment. J’ai très peur que les USA de Trump rejouent l’opération Ajax, que tout le monde a oublié. C’était en 1953 et pendant 20 ans, on a monté une dictature corrompue pour exploiter du pétrole. Les alliées de 53 se sont retournés ensuite contre leur maître, qui n’a toujours pas encaissé. Oh, ça n’a jamais changé en fait, si on regarde les déclarations de Macron sur l’Arabie saoudite… Proférer des mensonges à des ignorants ça marche, surtout quand des ignorants gouvernent et oublient l’interdépendance de l’économie mondiale. L’histoire Huawei risque d’avoir des effets de bord innatendus.
Et puis, je suis effaré d’entendre des collègues, des amis parfois, prononcer certaines paroles avec l’éducation que nous avons eu. C’est là aussi que je vois que le poids de l’éducation nationale est très faible par rapport à l’éducation familiale, religieuse et à l’environnement social, dans notre construction, chez beaucoup de personnes. Alors je ne serai pas étonné qu’au crépuscule de ma vie, je vois un conflit revenir en Europe, ou la toucher, malgré tous les avertissements possibles. Surtout qu’un sondage récent montre que les jeunes européens voudraient en majorité un dictateur, voir un militaire au pouvoir (31% pour la France). Le même Fondapol a “mesuré” l’indice de culture démocratique…(à relativiser quand même puisque ça vient d’un think tank libéral qui a beaucoup orienté son enquête)La France est en dessous de la moyenne. Je ne suis déjà pas étonné que l’on continue à s’auto-détruire en massacrant le vivant, la bio-diversité, sans comprendre que nous tuons notre propre nourriture. Et en même temps, le discours est catastrophiste d’un côté, et de l’autre on voit des supermarchés déborder de nourriture de toutes sortes, à en avoir des nausées. Faudra-t-il que nous en arrivions à nous manger nous même pour dire stop… Nous avons déjà commencé peut-être en nous prenant pour dieux et en créant des clones de nos cellules, de celles d’animaux, sous prétexte de soins, sans encore trop penser aux barrières, que le profit pourrait un jour faire sauter. Je n’arrête pas de me demander quel idéal de jeunesse pouvaient avoir certains des tortionnaires, dictateurs, ou chercheurs les plus pervers de notre histoire, ou même ceux qui nous dirigent aujourd’hui. J’en suis arrivé à craindre certains progrès technologiques, alors que j’ai rêvé de ce progrès. Comme j’ai rêvé au début d’internet aussi… Juste parce que j’ai réfléchi (et vu) à ce que l’on pourrait en faire de mal.
Les évènements récents autour de Firefox et de la fondation Mozilla m’ont aussi rappelé cette mémoire trop courte. Elle est courte du côté des utilisateurs, bien sûr, qui sombrent dans un nouveau monopole après l’ère Microsoft Internet Explorer qui nous a bien pourri la vie. Mais Mozilla oublie aussi que les utilisateurs qui ont une certaine vision de l’internet ne leur sont pas acquis. La gouvernance de cette fondation est véritablement catastrophique depuis quelques années. Après FirefoxOS laissé en chemin, on a vu le navigateur au panda roux partir dans tous les sens, autant au niveau interface que modules inclus. Si Microsoft et Google ont fait aussi ce genre de conneries, la taille colossale de l’entreprise peut les en excuser. Mozilla ne peut se permettre cela et je suis persuadé que l’incident des extensions ne remettra rien en cause dans le développement, dans la manière de tester, dans la chaîne de décision. La dernière version 67 annoncée comme plus rapide est gourmande à souhait, empêchant son utilisation sur des machines modestes dont les libristes sont friands. N’importe quoi. On voit aussi quelques dérives dans d’autres projets libres qui ont un peu de bouteille (Debian, Ubuntu…) mais là, on a touché le fond pour moi, en faisant perdre crédibilité et confiance au dernier produit valable. Qu’on ne me réponde pas Vivaldi, Brave car ce sont des dérivés d’un cœur (hum) géré par Google et qui modèle le Web comme je ne le souhaite pas. Je reste pragmatique, à concilier comme je peux plusieurs systèmes, à juguler l’espionnite avec ce que j’ai, mais jusqu’à quand. Quand je vois l’accord Qwant-Microsoft et la réaction du monde du logiciel libre, ça ne me donne aucune foi en l’humain, qui arrive à toujours tout gâcher avec les meilleurs intentions du monde.
Là encore, les “pères fondateurs” du Web ou même du logiciel libre, avaient une certaine vision des choses, souvent utopique et puis ils ont vu cela leur échapper. Parfois c’est de leur faute, souvent c’est comme Oppenheimer, Einstein, Nobel, … une dérive politique ou économique qui a utilisé des découvertes, un endoctrinement de l’époque, un manque de vision du mauvais côté de la nature humaine. Si la mémoire est courte pour beaucoup, l’imaginaire de l’enfance n’a pas encore la vision de la nature humaine pour comprendre la vanité de certains idéaux. Tant mieux, car sinon, nous nous interdirions de rêver, d’avoir la possibilité de retrouver cette part d’enfance, d’utopie, de bon. Tenez, là, j’ai un rêve : Que chaque personne qui lit ces quelques lignes prenne le temps de repenser à ses rêves de jeunesse et ses idéaux et les confronte à ce qu’il est aujourd’hui, juste pour se dire que tout n’est pas joué, qu’on peut encore changer. C’est même ce qui nous fait avancer à nouveau et non nous enfermer dans le confort factice que l’on nous sert. Pour ma part, j’arrive encore à repenser de manière cyclique, à me forcer à plus de sagesse, mais il y a encore tellement d’écarts, de rêves non réalisés aussi. Que la vie paraît courte soudain, que la mémoire paraît lointaine.