Littérature géopolitique - Taming American Power de Stephen M. Walt (2006)
Je m’étais promis de chroniquer un livre de Stephen M. Walt mais le choix ne fut pas facile. Déjà parce qu’il n’y a pas de traductions en dehors de sujets dont je n’avais pas envie de parler (Lobby pro-israelien dans l’establishment US) et que je préfère avoir l’écrit original sur un thème aussi pointu (et un peu par défi personnel). J’ai donc jeté mon dévolu sur ce livre qu’on pourrait traduire par « Apprivoiser la Suprématie Américaine ». Il est traduit 2 ans plus tard en « Pourquoi le monde n’aime plus les Etats-unis » préfacé par Pascal Boniface, pour ceux qui veulent la version française.
Stephen M. Walt est un professeur de géopolitique à l’université JF Kennedy de Harvard. Il est dans la veine néoréaliste de la géopolitique, dans la lignée de Kenneth Waltz. Il serait vain de faire un résumé de cette « école » de pensée des relations internationale ici. « Le néoréalisme défensif affirme que l’expansion agressive telle que promue par les néoréalistes offensifs bouleverse la tendance des États à se conformer à la théorie de l’équilibre des pouvoirs, diminuant ainsi l’objectif premier de l’État, qui selon eux est d’assurer sa sécurité. » Il s’oppose évidemment au néo-conservatisme souvent dominant dans les dernières années.
Le problème d’un livre de géopolitique traitant d’une période récente, c’est qu’il se démode vite. J’en avais vu les limites dans un livre de Pascal Boniface que je n’ai pas chroniqué ici. Ici aussi, il faut faire abstraction de certains éléments dans l’analyse qui est faite, notamment dans le rôle de la Chine. Elle n’était pas alors dans la position de force qu’elle a aujourd’hui sur bien des continents, ni dans l’utilisation du soft-power comme elle le fait. Cela dit, ça n’enlève rien au propos de M. Walt. Il y a suffisamment d’éléments factuels pour nourrir la culture historique et géopolitique du lecteur.
Le livre se focalise surtout sur les période Bush père, Clinton, Bush fils, montrant leurs similitudes (ce qui me fait dire qu’avec Hillary Clinton, les relations internationales n’auraient pas forcément été si différentes qu’avec Trump dans certaines parties du monde) et leurs différences. C’est déjà un État des lieux de la puissance économique et militaire des Etats-unis, et le poids des USA dans ces secteurs. Économiquement, les choses ont évolué, c’est vrai. La crise boursière de 2008 est passée par là. Il y a eu également les 2 mandats d’Obama qui ont montré un changement dans la continuité mais aussi quelques replis dans l’expression de la puissance américaine, avant un retour en force violent sous Trump (notamment en Amérique du sud).
Ce qui est plus intéressant, c’est de regarder l’impact dans les institutions, la recherche, l’éducation, la langue…C’est aussi une expression de cette suprématie. Les Etats-unis hébergent ou influent sur les plus grandes institutions mondiales, les financent en majorité (ce n’est donc pas un hasard que Trump utilise cette arme du financement durant son mandat). Boutros Boutros-Ghali peut en parler…Il y a la recherche, les sociétés de l’Internet, les positions des universités US dans les classements mondiaux, les dépôts de brevets et évidemment le fait que l’Anglais ou plutôt l’Américain soit la langue d’échange principale. Il y a le système bancaire qui reste aussi majoritairement orienté sur le dollar, avec les défauts que l’on a vu.
Cela se lit aussi comme un livre d’histoire puisqu’il faut analyser la puissance américaine au regard de la période de guerre froide et des actions depuis la chute de l’URSS. C’est donc un œil critique sur l’expansion de l’OTAN autant que sur les crises en Bosnie, au Moyen-orient. Walt y analyse avec force détails les différentes positions politiques des états qui sont alliés ou opposés aux USA. On y développe, comme dans d’autres de ses ouvrage, la théorie de l’équilibre des pouvoirs. Il y a l’opposition d’un monde unilatéral avec une puissance dominante face à un monde multilatéral.
Nous autres français et même européens, avons globalement une vision négative de l’action US, notamment à cause de conflits provoqués qui mèneront à un chaos, mais aussi des soutiens à des dictatures. Une position un brin hypocrite d’ailleurs car nos ex-empires européens faisaient de même. C’était à l’époque d’un monde aussi multilatéral, avec la prépondérance de l’empire britannique, par exemple, comme le rappelle Stephen Walt. Mais nous faisons peu de cas de la manière de penser de la population US qui a du mal à comprendre cet « antiaméricanisme ». Il y a même de la condescendance dans notre manière de les voir. Une des forces du livre est de tenter d’expliquer tous les points de vue, les différentes opinions et modes de pensée de l’establishment US.
Il y a des faits, beaucoup. Et puis il y a des chiffres, des tableaux et enquêtes d’opinion sur la puissance US. Il y a l’opposition entre le soft power et le hard power et ce risque de l’isolement de la diplomatie US avec un cercle d’alliés. Walt parle du « bandwagoning« , terme dont je ne connais pas la traduction en français (il fait allusion aux chariots qui se regroupent dans les Western). Ce n’est pas que le fait que des états faibles se regroupent autour/avec d’un état plus fort. Il y a derrière cela un jeu d’alliance et de pression et qui a été théorisé par Waltz. On peut effectivement observer ce Bandwagoning dans la chute du mur de Berlin mais aussi plus récemment en Asie du sud-est avec les manœuvres en « Mer de Chine » méridionale.
Au fil des 5 longs chapitres, Stephen M. Walt nous donne les éléments de réflexion qui conduisent à l’analyse de la désaffection et aux alternatives à la politique actuelle. C’est aussi une opinion plutôt libérale sur la partie économique, ne l’oublions pas. Elle est riche d’enseignements et les aspects démodées et périmées ne la rendent pas caduque. Elle permet d’envisager des répliques aux actions US également, même les plus imprévisibles. Quand on regarde l’ère Obama puis maintenant l’ère Trump, nous avons aussi des faits qui se rapprochent de ceux énoncés ici. Nous ne sommes pas dans le très banal « y’a qu’à , faut qu’on » coutumier des livres politiques mais dans un véritable livre de géopolitique, oserais-je dire un cours. S’il n’est évidemment pas totalement neutre, il donne suffisamment de place à des avis opposés au sien pour nous permettre d’envisager ce monde dans toute sa complexité. On peut même dire que le néo-réalisme défensif a des limites que la force peut exploser.