Blog - Un gars d’Asnières
Je m’étais promis trop tard d’écrire sa biographie. Je n’en ai pas eu le temps, malgré sa vie bien remplie. Il aurait eu 110 ans aujourd’hui. C’était un petit garçon d’Asnières…
A l’époque de sa naissance, Asnières n’était pas la ville bourgeoise des hauts-de-seine. Non, c’était une ville populaire comme on dit maintenant, avec beaucoup d’ouvriers. En 1911, l’heure n’est pas encore à la guerre, mais on parle déjà de cette revanche de 1871 contre l’Allemagne, le grand voisin. Ce petit garçon n’en sait rien et il vit avec ses grandes soeurs pendant que son père travaille à conduire des tramways et que sa mère essaye de joindre les deux bouts. Autant dire qu’il n’en a pas de souvenirs. Il se souvient juste de l’absence d’un père dans son enfance car il a 3 ans lorsque le père part à la guerre, qu’on imagine courte. Mais non, elle sera longue, meurtrière. Son père décède dans une attaque inutile pour un bosquet d’arbres, quelque part dans la Meuse. Cela forge l’anti-militarisme chez un jeune garçon. Sa mère deviendra fraiseuse pour aider l’effort de guerre. Il a 7 ans en 1918, n’est pas des plus dissipés à l’école mais fait quand même quelques bétises avec ses copains du coté des 4 routes. Pas de relation particulière avec la grand mère qui est sévère. Il rêve plutôt de sport, de courses à pied, de vélo, bien que le tour de France soit encore récent.
L’école, il l’oublie vite. Il faut faire bouillir la marmite à la maison avec 4 enfants. A 13 ans, il devient apprenti en teinturerie. Oh, il ne s’imagine pas faire carrière, alors. S’il est plutôt bon en course à pied, avec son petit gabarit, c’est un autre sport qui fascine : Jockey. Il s’est découvert une passion pour les chevaux en accompagnant le livreur de vêtements le matin aux aurores dans sa cariole avec un robuste cheval de trait. Il rêve de devenir jockey ou au moins de soigner ces magnifiques animaux. Il a la taille pour, mais pas les relations. Alors il apprend le métier de teinturier, au milieu des produits chimiques de toutes sortes, le danger des acides et leurs vapeurs nocives, la chaleur, le poids des fûts et des lourdes tapisseries, des sacs de linge. Il participe à des manifestations ouvrières, violentes. On dresse quelques baricades et la police à cheval charge. Pour se défendre, des bâtons avec des lames de rasoir au bout. La mort dans l’âme, il blesse ces animaux qu’il aime tant, parce qu’ils servent l’ennemi de sa classe. Il entre dans le syndicalisme, représente ses semblables et doit négocier avec la direction. Il faut dire aussi qu’il travaille bien, très bien même.
Au fur et à mesure, il gravit les échelons et prépare longuement un concours : Meilleur ouvrier de France. Il sera toujours fier de ce beau diplôme, remporté de haute lutte en teignant des pièces complexes, des tapisseries, des vêtements aux tissus fragiles. Il connaissait tout des couleurs, des pigments, des qualités de tissus, avant l’arrivée du synthétique qu’il évitait. Il aimait les beaux vêtements, l’élégance, dans la limite de ses moyens. Mais pas de col bleu-blanc-rouge pour afficher cette distinction. Non, c’était une fierté en privé. Il est contremaître dans ces années 30, avec cette responsabilité syndicale qui lui vaut déjà des inimitiés. Plus de sport non plus, le vélo étant un souvenir. Après quelques courses locales gagnées, le bilan était quand même sévère pour les accidents, si bien que sa mère lui fera abandonner ce sport. Il en gardera pourtant un amour pour les courses de vélo, le tour de France étant le graal avec le Paris-Roubaix et le Bordeaux-Paris.
Mais à nouveau le temps est à la guerre avec cette Allemagne qui se réarme sous la direction d’un certain Hitler. Juste avant la déclaration de guerre, il part en vacances en Alsace, ses premières grandes vacances avec ses amis de l’époque. Ils découvrent cette région pourtant toute proche de l’ennemi, le ballon d’Alsace, la bière, … Un souvenir durable, surtout que de ses amis, il n’en retrouvera aucun. Une blessure de plus à l’âme, dûe à la guerre. Au moment de son engagement, il se rend en caserne mais refuse de porter les armes. On essaye bien de le briser en le mettant au trou mais en vain. Il sera malade durant le conflit. Il ne tiendra jamais un fusil, même face à ceux qui ont tués son père. Il rend autant responsable ces gradés et ces gouvernants. C’est la défaite de 40, l’humiliation du défilé des troupes allemandes sur les Champs-Élysées, l’occupation. Il ne fait pas bon, justement être syndicaliste. Ses patrons auront beaucoup de zèle pour le dénoncer avec ses camarades et ainsi collaborer plus facilement avec l’ennemi. Il se retrouve en prison tout d’abord. Et puis on le transfert au STO en Allemagne, le travail obligatoire. Mais là encore, il plaide la maladie pour ne pas aller grossir les rangs des travailleurs.
Cela aurait pu très mal tourner, mais il a une chance : Son patronyme est le même que le ministre de l’Agriculture et cela fait illusion pour certains. Un lointain cousin peut-être ? Pendant ce temps là, quelqu’un oeuvre pour le faire libérer et revenir en France. Une certaine jeune fille de Lozère dont il est très amoureux. Il l’a épousé à la hâte pour justifier de la retrouver dans ce conflit aussi. Une bien triste période pour des amoureux. Elle est couturière mais a travaillé aussi dans un secrétariat, brièvement. Elle a quitté sa province natale pour gagner sa vie. Son frère est dans l’administration, un poste qui peut être utile. Il ne cache pas vraiment ses tendances collabo…Mais par amour, elle renoue avec lui pour faire libérer son mari. Lui n’en sait rien mais aura toujours un mélange de reconnaissance et de haine envers ce beau-frère peu recommandable. Le temps qu’il revienne en France, sa bien-aimée est revenue en Lozère qui est en zone libre et où il est finalement plus facile de vivre de la terre dans la petite ferme familiale. Notre asnièrois doit donc la rejoindre, traverser cette ligne de démarcation. La maison qu’ils ont dans le Val d’Oise d’aujourd’hui n’est pas sûre, située en bordure de chemin de fer, proche d’usines d’armement et de batteries anti-aériennes.
Aucun autre moyen que de faire appel à des passeurs. Il est seul mais d’autres traversent en famille, avec des enfants. C’est la nuit et il faut traverser un fleuve. Si l’eau n’est pas des plus froides, c’est le courant qui est le danger. Les passeurs ont promis un bateau, il n’y en a pas. Ils ont pris l’argent et laissés tout le monde sur la berge. Bravant le danger, il trouve un endroit avec un peu moins de courant, trempé jusqu’aux eaux. Une famille avec enfant suit. Il parvient à les aider à traverser. Les gardes et les miradors ne les ont pas repéré, c’est l’essentiel. Le voilà en zone libre, enfin. Il gardera toute sa vie le porte-feuille qu’il avait avec ses papiers de l’époque, comme un souvenir indélébile. Il vit les derniers instants de la guerre, l’occupation allemande, dans cette Lozère, auprès de sa belle famille qu’il peut aider aux champs. Il apprend à aimer cette région, cette nouvelle vie, le reste de la famille, les cousines et cousins. Il revient pourtant avec son épouse dans leur maison quelques fois, mais c’est décidément trop dangereux avec ces bombardements, surtout ceux des américains qui ne font pas de détail.
Et puis c’est la libération, enfin. Ses amis du syndicat et de la teinturerie ont eu moins de chance que lui. Il espère réparation, condamnation de ses dénonciateurs. Il y aura bien un procès de ces patrons mais ils ont su retourner leur veste au bon moment, finançant des résistants bien placés qui témoignent en leur faveur. Il en gardera une méfiance légitime envers ceux qui paradent un peu trop en disant être d’anciens résistants, surtout dans cette haute bourgeoisie félonne. Le syndicalisme, c’est peu à peu derrière lui. L’esprit n’est plus le même ensuite. La politique, le communisme soviétique, ont trop de poids dans le mouvement et il s’en éloigne. Surtout que tous les efforts qu’il peut faire pour les autres ne sont pas reconnus par ceux qu’il aide. Les manifestations bon enfant des années 70-80 lui paraîtront lunaires, quand lui a connu la véritable lutte des classes, la conquête de droits sociaux, ceux que l’on considère aujourd’hui comme acquis.
Mais l’après guerre immédiate, ce sont d’abord les tickets de rationnement. Cela et la guerre, ça a marqué durablement et jusque dans ce qu’il aimait manger. Des choses simples, même répétitives où un petit condiment suffit à donner du goût. Il aura du manger aussi des animaux qu’on ne mange guère d’ordinaire…Mais c’est aussi la naissance d’une petite fille, enfin. Le travail a repris avec un nouveau patron, toujours comme contremaître dans la teinturerie. La maison est redevenue paisible et il y a installé un joli jardin potager dont il est très fier, avec des arbres fruitiers. Il trouvera un jour un chat vers la teinturerie et que des collègues voulaient teindre pour s’amuser. Ramené à la maison, il sera le compagnon de ma mère durant l’enfance et l’adolescence, son compagnon de jardinage à lui aussi. Il offrira une voiture à ma mère, lui qui continuait à se déplacer à vélo pour tout, même jusqu’à très tard dans sa vie. Ce furent ainsi les premières vacances véritables en dehors de la famille lozérienne.
Vint enfin le moment de la retraite bien méritée après ces trente glorieuses finissantes. Il a alors la peau abîmée par les produits chimiques utilisés durant des années. On lui donne peu à vivre… Il aura des rayons, des pommades etc… Mais non décidément, la vie est trop forte. Il perdra juste un œil sur erreur médicale avec une interaction médicamenteuse oubliée par le médecin de famille. Je me souviens l’avoir trouvé bizarrement endormi, ne réagissant plus, prévenant les parents, les urgences qui viennent. Car j’étais son seul petit fils, celui qu’il emmenait dans de longues promenades sur les coteaux de la ville. Il était bien plus endurant que l’on aurait pu croire à son age, habitué qu’il était à la marche et au vélo. Il ne cessera de prendre le vélo que quand les sens s’amoindriront et qu’il y aura décidément trop de voitures. Et puis il était capable de faire des pompes encore à 80 ans, de me battre au bras de fer, gardant une sacrée musculature malgré son petit gabarit.
Les derniers souvenirs de vacances communes, ce furent étrangement en Alsace, terre de ses premières vraies vacances avant guerre. Il acceptera d’aller avec nous dans l’Allemagne toute proche, gardant encore en lui ces blessures profondes. Il avait voulu, quelques années auparavant, connaître l’endroit où était mort ce père qu’il avait à peine connu. Une expédition pour finalement imaginer plus que voir, et se recueillir devant une fosse commune. Tous ces souvenirs, ces histoires écoutées avec passion, je continue de les avoir en moi, d’y penser régulièrement et de regarder son portrait jamais loin de moi. Il avait ses défauts, évidemment, comme tout homme. Mais on les oublie vite pour ne garder que le meilleur. Oui, c’était un sacré bonhomme !
Bande son : Berthe Sylva - Les Roses Blanches