Réflexion - Et si le monde occidental était devenu fainéant ?
En repensant à ce qu’ont vécu mes grands parents, mes parents et moi, on peut parfois avoir l’impression d’une lente dérive vers un confort anesthésiant qui ne nous empêche pourtant pas de nous plaindre. Au point que je m’interroge sur le fait d’être d’une génération de fainéant, qui en engendrerait une autre pire encore. De quoi me pencher sur des faits.
Bien sûr, il ne faut jamais faire des généralités et des amalgames. Mais quand j’y repense, mes grands-parents ont commencé à travailler alors qu’ils étaient adolescents, ont vécu une guerre et les privations, se sont extraits d’une condition ouvrière pour entrer dans la classe moyenne et permettre à leur(s) enfant(s) de s’en sortir un peu mieux. Tous les jours, c’était des heures de transports pour aller à un travail dont le temps était bien plus long que le nôtre. Peu de loisirs à part quelques séances de cinéma ou théâtre et la radio comme principale source d’information avec les journaux papiers. Pour mes parents, le temps de travail diminue peu à peu aussi. Ils ont une voiture maintenant pour aller travailler ou bien des transports en commun efficaces par rapport à leurs parents. Pourtant, ce temps en moins n’est pas forcément utilisé pour la culture, les loisirs. Et puis il y a moi, la voiture, les transports qui se densifient et ne s’améliorent pas, les écrans omniprésents, internet, la capacité à être livré de tout tout le temps, à voir tout de chez soi…Ca ne plaide pas en ma faveur, ni en celle des “boomers”.
Le temps de travail
La principale évolution du 20ème siècle en Europe est la diminution du temps de travail, chèrement gagnée mais aussi inégalement partagée dans le sens où l’on ne peut comparer l’indépendant et le salarié. Mais tout de même, 10 h au moins par semaine, c’est pas loin de 20% de temps gagné. Pourtant, en même temps, on demande de faire toujours plus dans le moins de temps possible. La productivité a considérablement progressé et la France est pas mal classée, loin devant le Japon par exemple. Cela dit les chiffres prennent la richesse produite par travailleur et par heure et c’est un peu faussé par les circuits financiers. Le Français travaille en moyenne 1500h par an selon les chiffres 2019, quand un Danois ne travaille que 1380 heures, pas loin devant l’Allemand à 1386 heures. La Pologne est classée parmi les cancres en productivité avec le Mexique. Ce qui ne signifie pas pourtant qu’ils se la coulent douce. Les productions et outils sont différents, un peu comme le travail de nos aînés qui a su s’automatiser avec le temps et dans des conditions de sécurité bien meilleures. Ce que l’on peut conclure c’est que le stress lié au travail, lui, n’a pas dû baisser. Mais après il y a le temps que l’on prend pour aller au travail.
Les transports
Le fait d’être dans des villes toujours plus grandes, plus chères, de repousser les usines polluantes plus loin fait que l’on se retrouve souvent loin de son travail, avec des lignes de transport comptant plus d’arrêts. Il n’y a pas de progrès donc malgré des trains plus rapides, des routes plus nombreuses et on ne gagne pas de temps sur ce poste. On perd aussi sur le stress lié au transport, d’ailleurs. Mes parents me parlaient justement qu’ils mettaient souvent plus de temps pour aller au même endroit en fin de carrière que lorsqu’ils y allaient en début de carrière professionnelle. Le tout voiture a bien été une erreur longuement entretenue et que l’on corrige difficilement aujourd’hui avec profusion de rocades, périphériques.
Et puis il y a les courses, avec peu à peu un rééquilibrage homme-femme, mais des courses qui se font plus loin depuis les années 70 selon une étude Insee, puisque l’on prend 24 minutes en 2010 contre 15 minutes auparavant et avec une part de 15 minutes en voiture maintenant alors qu’avant c’était 8 minutes à pied. En plus les courses sont plus longues le samedi aujourd’hui que dans les années 70. Et cela explique que cette corvée se fait de plus en plus par internet, avec du drive etc… On pourrait presque considérer que ce qui a été gagné en temps de travail a été aussi perdu sur les temps de transport. Mais pas que…
Les repas
Une chose m’a interpelée en réfléchissant à ce sujet, c’est nos habitudes sur les repas. Le temps imparti au repas est vraiment très variable le midi pour une personne qui travaille, et les 40 minutes, temps de transit sur le lieu du repas compris ne facilitent pas la décontraction. L’Insee parle de 2h22 en moyenne pour tous les repas dans la journée. Ce temps augmente évidemment à la retraite mais les plus jeunes ont un temps plus court. On apprend aussi que l’on a perdu 18 minutes entre 1986 et 2010 à faire la cuisine et ça je l’ai vraiment ressenti dans le recours plus fréquent à des plats cuisinés. Les chiffres sont assez choquants sur le temps réel d’alimentation sur le lieu de travail : de 10 minutes en 1986 à 6 ou 7 minutes, avec en plus la télévision qui s’invite. La question que je me pose est de savoir si c’est l’envie de cuisiner qui baisse ou les moyens de faire vite et gagner du temps qui nous poussent à moins bien manger. Bref, l’œuf ou la poule ? A rentrer tard et fatigué ne pousse pas à cuisiner, c’est vrai. L’évolution du foyer a changé des choses avec d’un coté la diminution du modèle patriarcal avec la femme à la cuisine, mais l’augmentation du travail des femmes à qui on demande pourtant toujours autant de taches ménagères. Ma Grand-mère, par exemple, ne travaillait pas alors que ma mère si…sauf que j’avais la chance d’avoir mes grands parents pour s’occuper de moi, pour préparer à manger ce qui est rare.
Le temps de loisirs
C’est vraiment dans l’après guerre que tous ces loisirs ont pris de la place dans nos emplois du temps. Nous avons déjà plus de vacances qu’auparavant, même si tout le monde ne peut pas partir. En 1964, à peine 40% pouvaient partir, quand cela a augmenté jusque dans les années 90 pour plafonner plus ou moins à 63-65%. (source). Peu d’évolution pourtant sur les vacances d’hiver qui touchent à peine 8% de la population. A cela on rajoute la télévision qui occupait en 2010 3h de notre temps journalier. Depuis la bascule s’est faite avec d’autres écrans, comme celui où je suis en train d’écrire cet article. Et ce temps diminue pourtant pour les cadres, que l’on imagine avoir des horaires de travail plus long, mais pas forcément plus fatigants. Médiamétrie annonce 4h en 2020 pour les français mais cette hausse n’était elle pas liée à l’actualité ? Bref on tourne autour de 5h par jour sur nos écrans, soit plus de 20% de notre temps. Le reste des loisirs semble avoir augmenté entre 1986 et 2010 de 47 minutes par jour pour le “temps libre”, ce qui comprend donc le sommeil.
La méridienne de Jean-François Millet - 1866
Et le dodo alors ?
Et bien en 50 ans, on a perdu 1H à 1H30 de sommeil. (source) Cette baisse du temps de sommeil se fait à l’avantage de ces fameux loisirs justement et donc, pas vraiment pour le temps de manger. Je suis un bon exemple de cette dérive car je prends souvent sur mon temps de sommeil pour écrire ce genre d’article, même si j’essaie de rester proche des recommandations de santé dans le domaine (6-7h). On peut donc en conclure que même si le travail est considéré moins physique qu’avant, on ne prend plus assez de temps pour récupérer par un repas correct et par un sommeil efficace. En effet, nous sommes aujourd’hui sous les recommandations de santé.
Alors, fainéant ou pas ?
Après tous ces chiffres, je suis plutôt circonspect. On mange moins bien, on dort moins, on a plus de loisirs mais pas forcément les bons. On fait des courses de plus en plus longues car plus loin mais en voiture et plus à pied, ou alors en ligne. Le sport a pris une place dans nos loisirs et progresse notamment chez les femmes. Donc j’aurais tendance à dire que nous ne sommes pas fainéants mais que nous cherchons l’efficacité tout en nous dispersant. J’ai parfois l’impression que nous courrons encore plus après le temps. D’où cette recherche d’un idéal où l’on travaille ni trop près, ni trop loin de chez soi, une maison avec de la verdure, des commerces de proximité, des lieux de culture mais aussi une bonne connexion. Sauf que les priorités évoluent avec l’age, le fait d’avoir des enfants (et dans ce cas, il faut compter le temps à s’occuper d’eux)
Évidemment, je me suis mis à relativiser ma vie en fonction de celle de quelqu’un à l’autre bout du monde qui n’a qu’un boulot difficile et mal payé, doit faire vivre sa famille en travaillant loin, n’a pas l’ombre d’un lieu culturel ou d’un supermarché autour de lui, encore moins tous ces écrans. Je me suis justement dit que l’on ne peut comparer l’incomparable mais qu’il y a une chose que l’on peut regarder, c’est l’énergie que l’on met à sortir d’une situation. Évidemment, quand la vie est confortable et acceptable sans trop de changements, on mettra moins d’intensité sur l’aspect travail. Mais si on veut changer, progresser, “monter” dans l’échelle sociale, on va y mettre bien plus d’intensité que sur tous les loisirs et paradoxalement pour justement accéder à des loisirs et luxes que l’on n’a pas. De ce fait, on entend beaucoup de gens dirent qu’ils préfèrent embaucher des personnes issues de l’immigration que des personnes qui ont déjà une vie installée en France. L’amalgame est vite fait…
Et d’une génération à l’autre aussi, puisque nous regardons, gens de ma génération, nos enfants agir et vivre dans cette civilisation des loisirs avec tous les conforts que nous n’avions pas à leur age. Je crois pourtant que nous étions un peu comme eux au même âge, pour ceux qui avaient la chance d’un certain confort. La télé, le magnétoscope les amis, le cinéma, la musique, le sport, les colonies et vacances à l’étranger, c’était une chance que certains avaient par rapport à d’autres avec souvent un peu moins de temps pour bosser les cours, ou un manque de volonté parce que déjà on ne savait pas quoi faire comme métier. J’observe juste en parallèle une tendance individualiste plus prononcée qui fait par exemple qu’on veut la place pour garer la voiture devant chez soi, même si ça fait chier tout le monde parce que la place n’existe pas, qu’on bloque la rue en sortant sa voiture le temps que le portail automatique se ferme, etc… Fainéantise ou égoïsme?
Un mal occidental ?
On pense trop souvent que ce n’est qu’un mal occidental mais il n’en est rien. C’est vrai que les valeurs capitalistes se sont diffusées et le mode de vie s’est occidentalisé partout dans le monde. Mais j’observe le même genre de critique en Asie, que ça soit en Chine, au Japon, au Vietnam. Je ne connais pas la situation dans les grands pays d’Amérique du sud, ou d’Afrique. C’est finalement plutôt lié à un embourgeoisement de la société, selon moi qui conduit à la fois à se complaire dans le confort mais aussi à vouloir le conserver. Le fossé générationnel fait le reste pour que les plus anciens ne comprennent pas la façon de faire des plus jeunes. Le véritable problème n’est sans doute pas dans cette capacité à travailler ou progresser mais dans les échelles de valeur entre nos occupations. Je regrette forcément d’avoir passé trop de temps sur des futilités dans la jeunesse quand j’aurai plus apprendre. Mais en même temps je ne regrette pas le fait d’avoir découvert aussi des choses dans ces futilités, d’avoir eu des expériences. Sans doute aurais-je pu faire bien mieux, c’est vrai mais l’essentiel pour moi est d’être heureux comme je suis. Sur ce point, c’est à la fois difficile à le réaliser soi-même et difficile à comprendre ce qu’il va falloir mettre en œuvre avant pour y arriver. Nous vivons surtout l’instant présent et sommes guidés plus ou moins par les référents de notre vie d’enfant ou adolescent. J’ai croisé tant d’apprentis qui n’étaient pas à leur place, que je comprends aussi par ma propre expérience que ce n’est pas un problème de fainéantise mais un problème de perspective. En donne-t-on des réjouissantes ?
Bande son : Rachid Taha - Rock the Casbah
Commentaires
Ewen par Mail
Fainéantise, je ne crois pas. Abrutissement d’une masse, oui. Manque de bon sens, d’esprit critique. La société désire des exécutants.
Quelques injonctions poussées à leur paroxysme, actuellement, dans le domaine de l’emploi : Injonction de mobilité (minimum 60km autour de ton domicile, en Centre-Ouest Bretagne) Injonction de flexibilité/d’adaptabilité (développe toi-même tes compétences, sur le tas - un peu comme nos anciens, à l’époque, mais avec une pression bien plus forte, sans l’accompagnement de l’employeur - il faut être opérationnel avant même d’avoir officialisé son occupation de poste, un comble !) Injonction de rentabilité/productivité (classique)
Et je suis d’accord : manque de perspectives. Lorsqu’on devient employé kleenex, traité comme un moins que rien, à faire des heures supplémentaires ni payées ni considérées, il y a de quoi rêver d’un autre modèle. Je réfléchis de plus en plus à créer ma micro-entreprise, je considère avoir consacré trop de temps à des guignols d’employeurs, de recruteurs et d’entreprises. Mais là aussi, aucune personne, structure à même de répondre à mes interrogations…