Réflexion - Théorie des ensembles humains en environnement virtuel
Il y a quelques temps de cela, j’ai assisté à une fin de forum. C’est presque moins rare que les étoiles filantes et en plus ça pourrait presque se prévoir.
Il y a 20 ans de cela, j’ai eu l’occasion de faire de l’administration de forum, d’en voir les évolutions, les changements, la fin parfois, ma propre lassitude, les attentes de chacun etc… J’en ai tiré des conclusions, que j’ai pu ensuite vérifier sur d’autres outils qu’on appelle maintenant réseaux sociaux. Ils ne sont qu’une évolution de cela à une autre échelle. Point commun : L’humain et ses nombreux défauts.
L’évolution temporelle de l’ensemble d’humains
Le démarrage c’est la difficulté d’amorcer une vie dans ces espaces virtuels, de réunir quelques personnes qui amèneront d’autres personnes de leur entourage, et ainsi de suite. Pour un forum, c’est utiliser son microcosme, créer quelques sujets fédérateurs et animés. Pour un réseau social, en dehors de débaucher chez les concurrents, c’est de partir d’une cible bien définie, comme lorsque Facebook a commencé par les étudiants des meilleures université. Parfois ça ne prend pas, ça reste un embryon et ça n’arrive même pas à l’étape suivante. Même chez les réseaux sociaux, il y en a eu des tonnes de projets morts-nés. Je me souviens d’un réseau orienté Vegan qui est devenu ensuite tout autre chose. J’avais prophétisé la disparition rapide (en pleine période de domination Facebook), m’attirant les foudres des membres les plus fanatiques…
Une fois que l’on a commencé à attirer de nouvelles personnes, il y a une période de découverte de l’outil, de ce que l’on peut en faire avec des essais, des idées infructueuses. De l’idée de départ, on dérive parfois. Imaginons que l’on voulait parler d’un logiciel en particulier, et bien il y a de fortes chances que l’on parle ensuite de sujets liés à ce que fait le logiciel, à ses interactions avec le hardware, avec d’autres softs, puis à parler plus généralement d’informatique et petit à petit de dévier vers autre chose, jusqu’à parler de la vie de tous les jours. Mais pendant cette phase les différents profils émergent. Le/les créateurs ou “fondateurs” vont commencer à donner des rôles à chacun, à déléguer avec les problèmes de confiance que cela sous-entend. Le risque c’est de croire connaître quelqu’un mais il n’y a que lors d’une crise que l’on découvre la vraie personnalité d’une personne. La crise arrivera forcément dans la phase suivante, ou lorsqu’il commencera à y avoir lassitude.
Une fois que les discussions, les thèmes, sont installé.es, s’en suit une phase de croisière, plus ou moins longue où l’on développe ce sur quoi repose cet ensemble virtuel d’humains. Plus ce sera riche de possibilité, plus il y a de chances que cela dure. Les rôles de chacun sont maintenant bien installés. On a l’impression que tout fonctionne sans rien avoir à faire. Les “leaders” ou créateurs font leur job, l’audience est stable voire continue à augmenter. Les animateurs n’ont juste qu’à surveiller que ça ne dégénère pas dans un coin, et puis d’installer des petits rituels, des évènements. Mais, s’il n’y a pas un moyen de conserver une vie/animation (sans trop dériver du sujet initial), vient…
la lassitude et c’est là que les ennuis commencent. La plupart du temps, ce sont les “fondateurs” qui ressentent cela le plus vite. Dans l’histoire de la ligue du LOL sur Twitter, alors que le microcosme était encore restreint, il y avait ce phénomène de lassitude qui aboutit à des excès, à en faire plus pour paraître, favorise l’émergence d’extrémistes. En effet, plus la communauté est restreinte ou plus l’animation est rare, plus la lassitude risque d’arriver rapidement et stimule ces excès. Mais une grande communauté présente aussi l’inconvénient d’avoir des possibilités de scissions par des sous-communautés, comme ce que l’on peut rencontrer sur des forums avec les utilisateurs d’une rubrique où se sont créées des règles propres. Un peu comme un quartier par rapport à un ville, finalement. La surabondance d’excès conduit bien souvent à …
l’explosion qui peut se faire de plusieurs manière. Ou c’est la mort pure et simple de la communauté et pas forcément décidées par les “fondateurs” ou s’opèrent des scissions, des chiismes. Il peut y avoir alors une séparation de la communauté virtuelle en différentes sous-communautés, plus ou moins “ennemies” et c’est là que se recomposent les différents profils. On peut alors retrouver ici ce qui se passe dans la vie réelle avec des quartiers d’une même ville où s’opèrent des vies bien séparées sans que les membres ne puissent se croiser ou se supporter. J’ai pu observer parfois le même type de phénomène en accéléré lors de manifestations, quand des groupes trouvent le but de la manifestation un peu trop timoré et veulent en découdre. Si l’organisateur ne parvient pas à juguler cette lassitude et déjà à la capter, c’est aussi une explosion.
Les types de profils humains
Les Leaders sont ceux qui attirent à eux d’autres individus, les fédèrent autour d’idées, essayent d’aller de l’avant mais ont le défaut de vouloir conserver ce statut de leader. Cela peut amener à un basculement en “bloqueurs” s’il y a conflit entre leaders, ceux-ci recherchant avant tout une masse de suiveurs. Ce sont eux qui créent la vie, les conversations, les idées, bonnes ou mauvaises. Mais avoir trop de ce type de profil reste dangereux et complexe à gérer dans les pouvoirs que l’on donne. La notion temporelle joue aussi un rôle important dans le sentiment de “leader”, les premiers arrivés jugeant mal les derniers arrivés. C’est aussi typiquement ce que l’on retrouve dans le comportement des populations primo-immigrées vis à vis des migrants.
Les Passifs ne se prononcent que rarement, voir ne s’expriment pas du tout, se contentant de lire/écouter sans donner d’avis. C’est le badaud, le curieux. Ils soutiennent, au mieux de manière discrète un ou des leaders mais se cachent si on attend d’eux une expression. Ou alors ils auront un discours ambigu qui ne permet pas de capter un avis. Dans la vie réelle, c’est souvent ce qu’on appelle la majorité silencieuse. Il faut vraiment de l’exaspération pour qu’ils se transforment en suiveurs, comme par exemple dans la situation d’explosion. Il y a de fortes chances qu’ils partent en premier dans la période de “lassitude”, ce qui forcément ne se voit pas, à part en terme de “connexion” ou audience.
Les Suiveurs iront naturellement vers un leader qu’ils considèrent comme le plus “fort”, n’hésitant pas à changer de camps au fil de la vie de cette communauté. Ils s’expriment mais surtout pour soutenir, surenchérir derrière un autre, jamais pour donner une nouvelle voie. Ils n’entament pas ou peu de conversations. On retrouve une sorte de comportement de groupie ou encore une personne qui suivra systématiquement la mode du moment sans avoir fait émerger sa propre personnalité. C’est le type de personne que recherche tout leader ou même bloqueur.
Les Bloqueurs iront systématiquement contre la masse. On peut classer là dedans tous les “trolls” et il convient alors d’isoler ces individus néfastes. Comme vu auparavant, ils peuvent être des leaders en puissance conduisant à l’explosion de la communauté. La profusion de “bloqueurs” est aussi un signal permettant de détecter la “lassitude”. Le bloqueur a tendance à avoir le comportement de parasite ou de squatteur, se complaisant à rester après l’Explosion, tel Néron devant l’incendie de Rome. Je parlais du même phénomène dans des manifestations, et sans aller jusqu’au Black Block, il y a toujours un “élement perturbateur”, rarement là par hasard. Comme dans une réunion bien réelle, il convient de l’identifier et “l’isoler” au plus tôt.
Rembrandt - Ronde de nuit
Les risques
L’Ennui est ce qui est le plus dur à gérer. On a créé aujourd’hui la notion de “community manager” qui est à la fois un leader pour animer les choses mais doit aussi rester passif dans des phases où il n’y a pas besoin de contrer cet ennui. C’est toute la difficulté justement de ne pas en faire trop et ne pas conduire à la mégalomanie. On peut comparer le rôle à l’animateur d’une réunion où l’on ne doit pas donner d’avis tout en permettant à chacun de s’exprimer à loisir. Trop souvent, on donne un rôle d’animateur à quelqu’un qui a déjà son rôle de décideur donc le phénomène est aussi valable pour manager une communauté Parvenir à éviter d’avoir trop de “passifs” est l’objectif majeur pour sortir de l’ennui.
La scission est le risque quand on laisse trop de leaders dont les idées et la communication divergent à un instant. Le risque est aussi d’avoir des communication entre leaders qui se croient alors devenir une “caste” supérieure au reste. Exemple avec les modérateurs qui se réunissent entre eux dans un espace privé, ce qui est positif pour la cohésion par contre. Il faut donc éviter de voir se développer un trop grand contre-pouvoir tout en permettant aux leaders de s’exprimer.
Les outils de communication parallèles sont donc un risque car plus il y a d’outils, plus il y a de bruit, de conversations et donc de créations d’autres groupes avec un sentiment d’appartenance. Que cela soit des conversations privées, des messageries genre Telegram, Discord, ou autres, il se crée alors des conversations similaires à ce qui existe dans la première communauté mais à l’échelle de ces petits groupes. Donc cela vide de contenu la communauté principale et cela accélère la transition vers la lassitude, voire vers l’explosion si de nouveaux leaders entrainent un groupe vers la scission.
Le pseudonymat et le troll
On a beaucoup théorisé sur le fait que le pseudonymat pousse à l’excès et à devenir un “troll” ou au moins un bloqueur. Il est vrai qu’avec l’écran, on se crée une personnalité “virtuelle” qui peut être différente de la réalité. On peut même faire croire que l’on est un/une mineur pour des buts pédo-criminels. Mais aujourd’hui, on peut vraiment parler de sentiment d’impunité qui pousse à s’exprimer avec excès même sous son vrai nom. Et puis le pseudo peut devenir aussi une sorte de “label” puisque l’on s’est construit un personnage autour d’un nom. Il peut-être positif ou négatif mais il est le fruit d’un long travail. Prenons quelques figures du logiciel libre : Il y en a qui sont connus sous pseudo et d’autres sous leur vrai nom et pourtant ce ne sont pas forcément ceux sous pseudos qui sont les plus volubiles et agressifs.
La Faute aux réseaux sociaux ?
Il y a bien des théories autour des relations humaines depuis des siècles et on retrouve les mêmes schémas et mécanismes dans des communautés virtuelles et dans les réseaux sociaux. Ces derniers ne sont que des plateformes ou outils qui créent d’immenses communautés qui ne sont que des agrégations de petits groupes (ses “amis”). On peut avoir le même genre de comportement dans le café du coin avec des habitués qui vocifèrent pour certains, ont une conversation animée pour d’autres, ceux qui viennent juste écouter ou pour l’ambiance ou pour s’inspirer, s’évader. Si Twitter a connu sa phase de découverte dans les trois premières années d’existence, il a ensuite connu une longue période relativement stable avant que les premiers signes d’ennuis ne se traduisent par l’émergence de trolls et comportements extrêmes. Les centres d’intérêts se sont recomposés puisque les premiers adoptants sont partis ailleurs (explosion). Aujourd’hui, s’il n’y a pas véritablement d’explosion, l’outil est devenu le terrain de jeu de différents groupes, extrêmes d’un côté ou niche de l’autre (sport, groupes musicaux pour ados, …) . Une des erreurs de Facebook a été de créer les groupes mais c’était une erreur voulue puisque cela diluait la situation d’ennui en permettant à chacun de se recomposer un nouveau groupe, de changer de groupes et donc de développer un nouveau tissus social.
Mais tous les comportements néfastes qui conduisent au harcèlement, à l’insulte ne sont que le reflet des mauvais côté de l’humain. La profusion d’outils et de communautés virtuelles ne fait juste qu’augmenter la capacité à créer de telles situations. L’évolution de ces outils ne pousse qu’à développer un comportement extrême au final. “L’enfer est pavé de bonnes intentions”, dit-on. Et sous prétexte de réunir et créer des interactivités entre individus, nous avons créer des foyers d’insurrection virtuelle que l’on tente aujourd’hui de juguler par modérateurs et robots de censure. Quand il n’y avait pas de réseaux sociaux, les mêmes comportements existaient déjà mais n’étaient pas si voyants qu’aujourd’hui. Comme il n’a pas fallu attendre l’arrivée d’outils informatique pour que l’humain ait des comportements excessifs.
Pierre-Auguste Renoir - Le déjeuner des canotiers - imaginez ce qui compose ces groupes
Et le monde réel ?
Ce petit traité théorique issu de l’expérience de forums et réseaux sociaux est aussi imprégné par l’observation de l’humain dans le monde réel, notamment dans l’associatif ou le monde du travail. On retrouvera le même type de profil dans toute réunion par exemple et il convient alors d’identifier rapidement les bloqueurs, les leaders pour laisser s’exprimer les passifs et ne pas que des discussions parallèles s’organisent. Il suffit sinon de regarder ce qui se passe dans une réception où l’on voit de petit pôle de conversation se former, entre amis ou autour de “leaders”. Certaines personnes passent d’un pôle à l’autre, selon, ce qu’elles attendent de ces conversations. Il y a aussi ceux qui restent à part, sans participer. Et puis il faut aussi prendre en compte les expériences des utopies communautaires que cela soient celles de la fin du 19ème siècle autour des idées collectivistes ou bien autour de croyances religieuses avec des gourous. Ainsi en va-t-il de l’humain, cet animal si particulier dont l’organisation sociale est plus complexe que d’autres animaux. Un humain dont la vie est proche d’un chaos permanent qui trouve rarement une situation stable très longtemps.
Bande son : Aerosmith - Come Together (cover live)
Commentaires
Ewen par mail
Tu as omis les “électrons libres” dans ton paragraphe sur “Les types de profils humains”.
Iceman
par définition l’électron libre est l’image même de ce chaos en changeant de profil car rien n’est immuable. je suis leader à un endroit, bloqueur ailleurs, passif encore ailleurs …