Geopolitiko 7 - Génocide cambodgien et géopolitique
Puisque nous parlons souvent de génocide à Gaza tout en laissant faire ou en tournant la tête, il est intéressant de parler d’un autre génocide que les grandes puissances et les pays voisins ont laissé faire…jusqu’à ce que, justement, un voisin intervienne, sous les critiques internationales. Je veux évidemment parler du génocide cambodgien !
pour vous plonger dans l’ambiance, je vous propose d’écouter cette chanteuse en fond sonore
Un peu d’histoire
Pour bien comprendre ce qui a amené ce génocide, il faut revenir sur l’histoire de ce pays, le Cambodge, qui se lie (encore?) à l’histoire de la colonisation française (1863-1953) et la découpe des frontières lors de l’indépendance. L’histoire du Cambodge a été marquée tant par les dominations Cham (dont il reste des temples aussi au Vietnam), que surtout Khmer, la principale dominante ethnique du pays. La partie montagneuse et orientale est donc assez différente de l’ouest et son accès à la mer. Le dessin des frontières actuelles est bien loin de celle de la période Khmer du 12ème siècle qui comprenait aussi une bonne part de la Thaïlande actuelle ou du sud du Vietnam. Le déclin de l’empire date du 14ème siècle et c’est le royaume du Siam (ou Thaïlande aujourd’hui) qui prend la suite. Le Vietnam récupère des territoires au 18ème siècle, profitant aussi des rivalités Khmers/Siam. Le lien entre les deux pays et les rivalités sont donc anciennes. Et lorsque les colons français s’emparent du Vietnam en 1863, ils récupèrent avec ce qui est devenu une sorte de province du Vietnam qui n’existe pas encore sous ce nom puisque divisé entre Annam (centre vietnam), Cochinchine (delta du Mekong) et Tonkin (nord vietnam). Les frontières actuelles sont donc influencées par les traités de 1862-63 qui fixent les différentes provinces de l’Indochine française. Et si c’est pourtant le roi Norodom du Cambodge qui signe le traité, dans les faits, il n’avait pas grand pouvoir. Comme le Vietnam, l’influence des mandarins (élite lettré) est importante mais avec à la fois une influence vietnamienne et surtout coloniale française au début du 20ème siècle. D’ailleurs il n’y a pas d’enseignement secondaire à Phnom-Penh, la capitale, durant cette période. Le roi du Cambodge reste en place durant cette colonisation mais n’a en réalité qu’un pouvoir d’apparat. C’est paradoxalement l’occupation japonaise qui permettra à Norodom Sihanouk de peser politiquement et obtenir un peu plus d’influence. Il obtient ainsi une indépendance en 1953 en ayant éliminé les composantes communistes du pays…Enfin le croyait-il.

carte politique du début du 20ème siècle
Si une monarchie parlementaire est mise en place, Sihanouk abdique pour devenir chef de parti et donc de fait, véritable dirigeant du pays. Il tente alors d’assurer une relative neutralité dans la guerre froide. Le pays reste essentiellement agricole et manque de débouché pour une jeunesse qui devient cultivée. Et la neutralité n’est que de façade car l’est du pays est aussi une base arrière de la résistance vietnamienne, du fait des proximités ethniques et linguistiques. Le Cambodge n’a tout simplement pas les moyens de contrôler son territoire. Sihanouk est redevenu roi et la vie politique du pays voit des gouvernements se succéder, plus autoritaires ce qui fait renaître une opposition communiste clandestine. Et les relations avec Thaïlande et Sud-Vietnam (alors partagé..) sont mauvaises, notamment à cause du dessin des frontières. La Politique de Sihanouk est désavouée par le parti qu’il a contribué à fonder et qui finit par le destituer en 1970. Avec ce changement, le pays bascule clairement du coté américain et donc s’oppose au nord-vietnam communiste. On a donc un pays qui devient partagé idéologiquement et politiquement, notamment entre campagne et grandes villes. La guerre civile éclate maintenant ouvertement dans le pays: Khmers communistes ou Khmers rouges contre République Khmères ultra-libérale et soutenue par les USA. Mines, Napalm, et bombes déciment le pays. La rébellion est maintenant soutenue par la Chine, le Vietnam. Cette guerre fait 700 000 victimes sur une population de près de 7 millions (Le Vietnam en comptait 41 millions et on estime les pertes à près de 3 millions). Les ethnies vietnamiennes sont massacrées par l’armée régulière, augmentant encore le ressentiment entre les deux voisin.

Une carte des différentes ethnies présentes…plus récemment.
La période Khmers rouges
Lorsque le Vietnam se réunifie en 1975, il en est de même avec le Cambodge : Phnom-Penh chute aussi et c’est le début de ce génocide. Comme on le voit, les Etats-unis ont été chassés et traumatisés par cette zone du globe. La France est encore marquée par la guerre d’Algérie et le souvenir de la défaite en Indochine. La crise pétrolière avec la prise de pouvoir des chiites en Iran est aussi un marqueur fort de ce contexte. La gauche peut se réjouir de voir des guerres civiles se terminer mais oublie de regarder d’un peu plus près ce qu’il se passe. Comme dans tout conflit de ce type, il y a règlements de compte et mis au pas des anciens tenants du régime. Au Vietnam, les purges et camps de rééducations ont eu lieu, surtout à la succession d’Ho-Chi-Minh malgré les discours de réconciliation et d’union. Les Boat-peoples en seront le témoignage indirects. Mais au Cambodge, le pays se ferme totalement avec une évacuation des villes et des déplacements de population sans aucune logistique. On peut parler de déportation du peuple cambodgien dans son propre pays. Mais comment est-ce que cela a été rapporté ?
Je me suis basé sur des unes de journaux de l’époque et une étude de Alix Morel à l’université de Lyon 2, étudiante alors en 4ème année d’Histoire. Elle y a étudié les réactions de Libération, L’Humanité, Le Monde et La Croix. En dehors de La Croix qui emet quelques doutes sur la liberté qui suivra, les réactions à la victoire des Khmers rouges sont plutôt positives, voir idolâtres chez la presse communiste. Il faut attendre 1976 pour que la vérité sorte vraiment chez Le Monde, les arguments étant encore battus en brèche par la presse de gauche qui attend véritablement 1977 pour reconnaître ces crimes, cette déportation mais on ne parle pas encore de génocide. Il a fallu près de 40 ans pour que le terme soit utilisé officiellement (il a été prononcé en 1979 par le gouvernement Vietnamien durant un procès par contumace). Il faut dire aussi que la presse de gauche invoque alors souvent un anti-communisme primaire, tout le monde n’ayant pas fait non plus l’inventaire du communisme russe, notamment sous Staline. Le Maoïsme n’a pas non plus été bien pris en compte avec le recul nécessaire sur la Révolution culturelle. Alors beaucoup préfèrent fermer les yeux ou mettre en doute les témoignages de réfugiés qui ont réussi à fuir le massacre. L’opinion publique ne voit donc pas bien ce qu’il se passe dans ces années et ça ne fait pas encore les unes. On trouve aussi des circonstances atténuantes par rapport à la supposée prise de pouvoir des campagnes sur les villes, sans se pencher sur les réglements de compte interne aux Khmers rouges. On ne le saura que bien plus tard aussi.


Source : Cambodgemag
Comme aujourd’hui, les regards se tournent ailleurs au bout d’un moment. Ils se tournent parfois sur le sort des Boat-peoples de l’Asie du sud-est mais sans vraiment aller plus loin pour comprendre la situation de leur pays d’origine, les causes des départs, les drames vécus. Personne n’a émis la moindre résolution aux Nations Unies par rapport à ce qu’il se passait. Là encore, nous sommes dans la guerre froide, l’URSS reste une grande puissance avec sa zone d’influence et les USA sont marquées par le conflit Vietnamien. La crise pétrolière marque les économies avec son chômage, etc…
La Guerre Cambodge-Vietnam
Même en 1977, on ne parle plus vraiment des accrochages qui se passent autour de la frontière Vietnam-Cambodge depuis 1975. Les anciens “alliés” contre les USA ont déjà montré des divergences durant les dernières années, les Khmers se méfiant des velléités des Vietnamiens, notamment par la présence de populations vietnamiennes dans l’est du Cambodge. Et puis comme on l’a vu précédemment, la zone du delta du Mekong, appelé Cochinchine ou Kampuchea Krom par les Khmers, reste source de conflit. C’est une région riche en terres agricoles, une ouverture sur la mer pour le transport et historiquement une possession Khmère. En 1975, les Khmers font déporter les populations vietnamophones au Vietnam puis interdisent aux récalcitrant de sortir. Les Khmers se méfient aussi des leurs qui ont été formés par les vietnamiens, vus comme des traîtres potentiels. Le Vietnam s’est éloigné du voisin chinois (avec aussi des raisons historiques), pour se rapprocher de l’URSS qui aura des troupes et formateurs dans certains ports. La Chine supporte les cambodgiens et les relations ne sont plus au beau fixe entre les deux puissances communistes. En 1977, les vietnamophones sont même arrêtés au Cambodge et mis dans des camps avec les tortures et éxécutions que l’on connaît aujourd’hui. Les Khmers réclament ouvertement la zone du Mekong et tentent de fomenter des révoltes de leur minorité, tout en faisant des incursions en territoire vietnamien. En 1978, le Vietnam réplique aussi par des incursions en territoire cambodgien et dit “libérer” des civils qui quittent le Cambodge (environ 300 000). Des anciens Khmers victimes de purge fondent même une résistance au Vietnam. Le Vietnam est vu comme l’agresseur, surtout qu’il s’appuie sur la puissance de l’URSS. C’est bien un conflit entre URSS-Chine qui prend forme et éclate véritablement à Noël 1978 avec la préparation méthodique du général Giap devenu ministre de la défense. La victoire vietnamienne est rapide et le 7 Janvier, Phnom-Penh est pris et un gouvernement issu des dissidents installé par les Vietnamiens. L’ONU refuse de reconnaître ce pays, la guerre civile continuant à être alimentée par la frontière Thaï. Le pays est sous embargo par USA et Royaume-Uni et Sihanouk, pourtant en résidence surveillée durant la domination Khmère, s’allie avec eux pour tenter de reprendre le pouvoir. En 1989, le Vietnam fait partir ses troupes, laissant un gouvernement fantôche, dénoncé alors par des résolutions du conseil de sécurité. Mais pourtant l’étendue du génocide perpétré par les Khmers se fait jour mais les occidentaux continuent à crier à des manipulations. Il faudra attendre les accords de Paris de 1991 puis la fin de Pol Pot en 1997 pour commencer à entrevoir la vérité de ce régime. On estime à 3 Millions de morts les victimes de ce génocide, soit près de la moitié de la population restante à cette époque. Certains tergiversent encore sur la qualification juridique du fait des raisons variées pour justifier les déportations, internements et éxécutions durant la période 1975-1979 (et même après dans les zones contrôlées)
le premier reportage TV sur le Cambodge)

ainsi en parlait Le Monde en 1976
Aujourd’hui
Aujourd’hui, on retrouve un pays mené d’une main de fer par Hun Sen, un ancien Khmer rouge qui avait fui au Vietnam en 1977. C’est lui qui avait mené les négociations avec Sihanouk en 1991 et avait permis de rétablir la monarchie. Il prend le pouvoir en 1997 dans un Putsch et ne l’a pas lâché depuis. Les procès contre les génocidaires interviennent à partir de 2004, consécutivement à la reconnaissance du génocide et à des procédures judiciaires. Mais là aussi cela s’est limité aux crimes commis contre les communautés Chams et Vietnamiennes. En réalité, c’est toute la nation cambodgienne qui fut touchée par ses déportations, internements et exécutions sommaires sur des bases non pas ethniques mais politiques ou géographiques. Les populations des grandes villes étaient ainsi suspectées d’être dans leur ensemble des suppôts de l’ennemi capitaliste, même les populations des campagnes qui avaient fui dans les villes.
La Géopolitique et la réalité
On voit que dans ce génocide, la géopolitique de l’époque a eu son importance et a permis, hélas, de laisser faire ce massacre de masse. La rivalité entre URSS et Chine n’est pas la seule raison de la rivalité entre les ethnies. Il y avait un fond politique et culturel qui n’est pas sans rappeler les purges de la révolution culturelle (1966-1976) et les famines qui suivirent. En Chine, les estimations vont jusqu’à 20 millions de mort, de sources chinoises. Les partages de territoires issus de la colonisation n’ont pas favorisé non plus la situation. Comme souvent, les souvenirs d’une grandeur passée (ici l’empire Khmer) favorisent l’exacerbation des nationalismes. Le rôle de Norodom Sihanouk tantôt complice, tantôt victime est complexe aussi dans toute cette situation. En s’appuyant constamment sur la figure sacrée du roi du Cambodge, les différents régimes qui se succédèrent ont tous permis la construction de ce génocide.
Côté occidental, les anciens colonisateurs n’étaient pas en mesure d’intervenir. La puissance américaine était paralysée par la défaite au Vietnam pour quelques années. Les supports à des dictatures ou des forces libératrices se feront par la fourniture d’armes ou au mieux de formateurs. Mais au moins aurait-on pu voir des réactions à la situation. Le cas de l’ambassade de France de Phnom Penh, exfiltrée par la Thaïlande en 75-76 montre que certaines informations pouvaient parvenir vers l’extérieur. Mais l’étendue du drame paraissait alors “impossible”. Il n’y avait pas de témoins pouvant filmer et sortir des images comme aujourd’hui à Gaza. On peut comparer ce génocide à celui du Rwanda pour l’aspect médiatique mais pas l’aspect politique (au Rwanda, les anciens colonisateurs avaient de l’influence). Les articles de 1975-1977 montrent l’aveuglement des forces de gauche sur ce qui se passait au Cambodge. Cela n’a donc pas permis une mobilisation de l’opinion publique comme ce que l’on a connu dans conflit vietnamien (où là aussi il y eut des purges mais de portée moindre par rapport au conflit armé).
En 1979, il aurait été possible de voir la réalité et de ne pas se contenter de prendre les vietnamiens pour les agresseurs. Dans les faits, l’intervention vietnamienne a permis de stopper l’ampleur du génocide, même si la guerre civile qui a suivi a eu son lot de morts. Si ce n’était pas officiellement le mobile de l’intervention (rivalité territoriale, protection des populations vietnamiennes frontalières), on peut penser aussi que le Vietnam savait déjà ce qu’il se passait au delà de la frontière. En effet, les anciens Khmers rouges dissidents étaient au Vietnam, mais aussi certaines de leurs victimes. On voit qu’ils n’ont pas été cru en 1979, lorsqu’ils ont mis en place un procès expéditif…justement parce que cela donnait l’allure d’un procès aussi fantoche que le gouvernement qui suivra. Où étaient les services secrets occidentaux à cette époque ? Difficile à dire aujourd’hui puisque les informations sont classifiées et, avouons le, peu demandées par nos historiens aujourd’hui par rapport à d’autres sujets. Le Cambodge, c’est loin diront certains…
Aussi, en voyant la passivité du monde de cette époque du fait du contexte, on peut aisément comprendre la passivité dans les autres génocides qui se sont produit et se produisent aujourd’hui. On tergiverse toujours sur le terme. On tergiverse toujours sur les sanctions, les coupables, les raisons, … On trouvera toujours des coupables parmi les victimes mais cela ne doit jamais permettre des génocides, ou meurtres de masses visant principalement les populations civiles. La définition Onusienne aurait du être revue depuis les procès au Cambodge mais il n’en est toujours rien. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il y a une grosse part de culpabilité dans la communauté internationale, notamment les puissances présentes au conseil de sécurité : Tous les membres permanents ont eu une part de responsabilité ici : Chine et Russie pour leurs soutiens aux belligérants, France comme ancienne puissance coloniale, Royaume-Uni et USA pour leurs soutiens aux Khmers aussi durant le conflit contre le Vietnam et leur aveuglement face aux faits remontés à l’époque. L’histoire devrait nous apprendre bien des choses mais dans ce domaine, il y a tout à faire. Au moment où l’influence ONUsienne est au plus bas, ce n’est pas encore pour demain